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Corps étrangers / corps magnifiés
La petite fabrique du vivant d'Élodie Derache


C'est quoi un corps ? C'est quoi mon corps ? Des formes, des matières, des textures, des bruits, des odeurs, des douleurs, des sensations… Cette matière vivante qui nous compose, si proche de nous et pourtant si étrangère, nous l'appréhendons de manière superficielle (par l'intermédiaire d'un miroir ou de la photographie) ou alors plus rarement de l'intérieur (dans des contextes médicaux). Bien souvent, évoquer le corps – cette masse grouillante et vivante – nous rebute, nous dégoûte, nous gêne ou dans le meilleur des cas, nous fait rire. Soit il n'est pas pris au sérieux, soit il minoré, déprécié, étouffé, réduit au silence, à la honte ou à la peur.

« Le corps consterne, le corps ne convient pas, le corps embarrasse. Le corps est plein d'une matérialité qui dégoûte. Le corps c'est bête. Le corps nous rend bête. Le corps c'est sale. Le corps c'est sauvage. Le corps c'est animal. Le corps doit être dressé. Le corps doit obéir. Le corps n'est qu'une machine. Le corps doit rester à sa place. »*

C'est à l'encontre de ces constats que se situe la démarche d'Élodie Derache, à la croisée de l'art contemporain et de l'artisanat.

Regarder à l'intérieur / révéler
Entrailles, boyaux, viscères, nerfs, poumons, cerveau, poches, glandes, tissus, écoulements, digestion, sécrétion… Tels sont les mots et les images qui nous viennent à l'esprit quand nous découvrons les sculptures de l'artiste. L'énumération de ces termes évoque spontanément de la répulsion ou des grincements de dents. Alors que paradoxalement, ils renvoient à des organes ou phénomènes qui assurent nos fonctions vitales. Grâce à eux, nous ingérons, respirons, réfléchissons, tenons debout. Pourquoi mépriser autant cet intérieur et parallèlement vouloir maîtriser notre apparence ? Plutôt que détourner le regard, Élodie Derache choisit de le poser sur ce qui nous constitue, de manière intime. Nulle curiosité malsaine ici, il s'agit de considérer pleinement ces éléments cachés qu'on étouffe et invisibilise à souhait. Nourrie d'imageries médicales et de traités scientifiques anciens (Léonard de Vinci, Julien Offray De la Mettrie, Vésale, Ambroise Paré) ou de lectures plus actuelles (neuroscience, épigénétique, médecine holistique…), l'artiste part d'un point de départ anatomique pour mieux s'en détacher. Différentes pratiques (yoga, méditation, sport…) alimentent également de l’intérieur cette exploration sensible du corps en jeu dans son travail artistique. Ses créations récentes laissent de côté la dimension strictement humaine et médicale pour s'ouvrir à d'autres anatomies, si proches de nous : celles du végétal, du minéral et de l’animal. Partant du constat que nous faisons partie de la Nature, celle-ci est un miroir dans lequel nous trouvons des correspondances avec d'autres formes du vivant.

Faire / Réparer / Magnifier
La dimension manuelle est essentielle. Au savoir-faire des techniques convoquées (tricot, crochet, broderie et céramique) s'ajoute le désir d'être en action et le plaisir de fabriquer quelque chose de ses mains, en laissant le mental de côté. À l'image de l'ouvrage d'un ver à soi, de la confection d'une chrysalide par une chenille ou la constitution des alvéoles d'une ruche par des abeilles, la forme sculpturale se fait au fur et à mesure, de manière quasi instinctive. Comme elle le dit : « j'assiste juste la forme à se créer ». Au geste répété, précis et minutieux du crochet ou de l'aiguille se confronte la surprise de formes qui s'enfantent au fur et à mesure. Les sculptures s'agrègent, se replient sur elle-mêmes ou alors prolifèrent. Le tissu – au sens textile – se substitue aux tissus – au sens médical – des corps. Dans sa petite fabrique du vivant, l'artiste déploie tout un bestiaire digne d'un cabinet de curiosités, où se côtoient des organes, des flores et autres créatures colorées, toutes plus fabuleuses et fantastiques. De petits écrins ou structures en céramique – tantôt socles, prothèses, conques, coquilles, carapaces, os ou branches – viennent soutenir, prolonger, protéger les pièces tricotées ou crochetées. Ou à l'inverse, ce sont les pièces textiles qui viennent langer les éléments modelés, comme au creux d'un nid.

Les organes, végétaux et autres petits êtres hybrides accueillent un certain nombre d'opérations qui viennent modifier leurs anatomies au moyen de perles chatoyantes et colorées, de fils dorés. À l'instar de la pratique japonaise du kintsugi (consistant à réparer de la vaisselle cassée avec de l'or, la suture étant volontairement visible), Élodie Derache intervient sur ses sculptures comme pour en prendre soin, les réparer, les magnifier. L'ornementation, souvent foisonnante, confère à la sculpture une dimension précieuse, voire luxueuse. Il s'agit ici de réunir plusieurs pratiques a priori très éloignées : les pratiques textiles populaires avec l'univers de la haute-couture et de la joaillerie. L'intention est de faire de notre corps un bijou afin de « révéler le précieux qui est à l'intérieur », nous dit l'artiste.

Transformer / se métamorphoser / (se) relier
Comme en témoigne les titres des œuvres (Mutations, Cristallisation, Conservation, Prolifération, Consolidation…), ce n'est pas tant la forme finalisée qui est en jeu que son processus, son potentiel de métamorphose. Il s'agit ici de partir de dysfonctionnements, d'imperfections, de fêlures et de fragilités pour mieux explorer leur rémission, leur résilience et leur vitalité. Face aux œuvres d'Élodie Derache, nous serions comme devant un arrêt sur image d'un processus en cours, que nous pourrions imaginer se prolonger à l'infini. À l'image de la reconstitution naturelle d'un tissu ou de cellules du corps après une blessure ou une opération, l'artiste devient tisseuse du vivant et réparatrice. De manière poétique, elle reprend comme mode opératoire quatre principes fondamentaux de chirurgie datant de la Renaissance : la synthèse (relier ce qui est cassé), la diérèse (diviser ce qui est unique), l'exérèse (extraire) et la prothèse (remplacer, restaurer). Les pièces, pour une partie d'entre elles, ne sont pas figées de toute éternité, elles évoluent et peuvent prendre plusieurs formes successives. Cette dimension mobile et évolutive s'incarne particulière dans Mutations, œuvre monumentale en suspension entreprise depuis 2007, qui a connu plusieurs états au gré de fusions, greffes et ablations successives. Cette pièce, comme les bijoux ou d'autres sculptures de dimensions moindres (Jaseran, Sans titre…), est également pensée pour être portée à même le corps, notamment dans le cadre de performances. La sculpture devient une extension physique ou symbolique du corps : un parement, une protection qui modifie notre anatomie, notre psyché et nos émotions. De manière joyeuse et pétillante, les créations d'Élodie Derache célèbrent la liberté et notre potentiel de transformation au sein du monde.

« tout artefact est un prolongement de la volonté de faire-maison, du désir de transformer le monde pour pouvoir l'habiter : chaque fois que nous manipulons la matière nous cherchons à domestiquer le monde, à la transformer en notre maison et inversement à nous laisser communiquer par lui. »**

Notre corps est une maison dont il faut prendre soin. La démarche de l'artiste s'annonce comme une entreprise optimiste de réappropriation de notre anatomie (physique, psychique, émotionnelle) qui n'est pas uniquement individuelle mais aussi collective. Se relier à soi et aux autres, et ce pour « habiter pleinement son corps », cet étranger au potentiel insoupçonné…

Henri Duhamel (mars 2023)

* Louise Desbrusses, Le corps est-il soluble dans l'écrit ?, Pulsar, 2018, p. 15.
** Emanuele Coccia, Philosophie de la maison. L'espace domestique et le bonheur, Payot & Rivages, p. 123.

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